Pour un audiovisuel public à la hauteur de l'urgence démocratique



LETTRE OUVERTE A DELPHINE ERNOTTE, PRESIDENTE DE FRANCE TELEVISIONS

Vous avez choisi de placer l’année 2021 de France Télévisions sous le signe de la diversité. Merci. Et si vous alliez plus loin en passant de le diversité des visages à celle des idées ?

Face à la brutalité croissante du débat public et à la défiance envers toute parole « officielle », à travers cette lettre ouverte, je voudrais vous soumettre quatre pistes et huit propositions d’expérimentations très concrètes pour faire de l’audiovisuel public une fenêtre grande ouverte sur le débat démocratique.

"Un terme barbare court désormais les couloirs des rédactions : la co-construction. Bien plus qu’une mode, une urgence", écrivait récemment votre directeur délégué de l’information en charge de la stratégie dans le dernier Cahier de tendance Méta-média.

Alors, si ça urge,
en avant tou(te)s !

Et si on permettait aux citoyens-téléspectateurs de mettre leurs problèmes sur la table ?

Dans une Démocratie ouverte, les citoyens devraient pouvoir choisir eux-mêmes les sujets à soumettre au débat public.

Il ne vous a d'ailleurs pas échappé que cette aspiration est largement partagée par les Français... Bien sûr que les rédactions nationales et locales de France télévisions choisissent les angles et les sujets de leurs programmes pour répondre aux attentes de leurs téléspectateurs. Mais qu’est-ce qui empêche les antennes du groupe d’ouvrir et de promouvoir un canal direct permettant au public de soumettre ses propositions ou de signaler ses priorités ?


EXPERIENCE #1
Plateforme d'idéation géolocalisée

Imaginez une carte interactive, accessible depuis les sites des différentes entités du groupe. Chacun pourrait y épingler l’objet de son courroux ou localiser son motif d’espoir du jour… Imaginez ensuite que d’autres puissent soutenir ses propositions ou y réagir. Il suffirait alors de définir un seuil à partir duquel une antenne locale ou une chaîne du groupe devrait s’engager à s’en emparer.


EXPERIENCE #2
Un appel ouvert à la priorisation des sujets

Imaginez qu’à la fin du JT ou au cours d’une émission de grande écoute la rédaction soumette une liste de sujets qu’elle envisage de traiter la prochaine fois. Partagez le sondage sur les réseaux sociaux pour laisser une conversation libre enrichir la réflexion et départager vos légitimes intuitions éditoriales. Proximité, confiance, utilité… Tout le monde y gagne !

Et si on s’appuyait sur le vécu des citoyens-téléspectateurs pour éclairer le débat ?

Dans une Démocratie ouverte, les citoyens directement concernés par une problème donné devraient pouvoir participer à la délibération en vue de sa résolution.

Au-delà de l’intérêt pour la qualité de la décision restant à prendre par nos représentants, il en va aussi de la confiance envers notre système démocratique. Evidemment que les journalistes de France télévisions confrontent les annonces et les discours politiques au vécu et à l’expérience réelle de nos concitoyens. Mais pourquoi généralement les cantonner à la fonction d’illustration d’une argumentation produite par les médias ?


EXPERIENCE #3
Mini-publics délibératifs tirés au sort

Imaginez que vos téléspectateurs puissent vraiment se reconnaître dans la contradiction citoyenne apportée aux responsables politiques autour desquels vous construisez vos émissions de débat. Il vous suffit de tirer au sort une dizaine de représentants d’une catégorie de citoyens concernés par la problématique, de les laisser déterminer l’objet de leur interpellation et celui ou celle qu’ils considèreront eux-mêmes légitime pour la porter. Ca marche : on l’a déjà expérimenté avec France 3 PACA.


EXPERIENCE #4
Crowdsourcing d’expertise

Imaginez que vos rédactions puissent puiser dans un vivier d’expert renouvelés. Plutôt que de faire toujours appel aux quelques personnalités médiatiques habituées des plateaux télévisés, permettez aux téléspectateurs de proposer les voix singulières qu’ils souhaiteraient voir davantage partagées. Vérifions bien sûr leur légitimité auprès de leurs pairs, mais laissons-nous surprendre… pour sortir des sentiers battus de la pensée.

Et si on faisait confiance à la télégénie de la pensée citoyenne ?

Dans une Démocratie ouverte, chacun a le même droit à la parole publique. Riche ou pauvre, beau ou laid, jeune ou vieux, diplômé ou non, chacun doit oser et pouvoir s’exprimer.

Je ne doute pas que vous partagiez cette idée. Mais je sais aussi, pour en avoir longuement parlé avec certains, que de nombreux journalistes audiovisuels n’ont pas confiance dans la capacité des citoyens à exprimer une pensée construite dans un format approprié à la télé. Pour le dire vite : « ils vont flipper, ça va se voir et on ne comprendra rien, Coco ». Vous croyez ?


EXPERIENCE #5
Porte-parolat informel

Imaginez que le super « témoin-avec-la-tête-de-l’emploi » que vous aviez identifié dans un reportage puisse suggérer à vos équipes de donner la parole à une autre personne qui vit la même chose que lui et en qui il a confiance pour défendre son propre point de vue. Nationalement ou dans les rédactions locales, en ligne ou dans la vraie vie, pourquoi ne pas permettre aux téléspectateurs de proposer les visages de ceux qui incarneraient le mieux leur « expertise d’usage ». C’est bien la diversité qui y gagnerait.


EXPERIENCE #6
Mediatraining citoyen

Imaginez que les citoyens qui participent à un débat à l’antenne puissent bénéficier des services d’un mediatrainer… au même titre que les invités chevronnés auxquels ils font face. Au-delà du traditionnel brieffing sur la durée attendue ou la tonalité des interventions, ne serait-il pas envisageable de proposer un accompagnement des orateurs novices sur la manière de renforcer et d’incarner leurs arguments ?

Et si le dialogue avec les citoyens-téléspectateurs se prolongeait une fois l’écran éteint ?

Dans une Démocratie ouverte, au même titre que les élections ne peuvent constituer les seuls moments de co-décision politique, le débat public à la télé ne peut se cantonner à quelques cases régulières trop vites refermées.

Bien sûr qu’un bon débat télé peut se prolonger sur les réseaux sociaux, mais le service public audiovisuel ne pourrait-il pas proposer des outils pour l’approfondir et le structurer ?


EXPERIENCE #7
Banque de ressources post-débat

Imaginez que chaque émission de débat se prolonge par la mise à disposition de notes de lectures complémentaires, voire d’une liste de liens pour permettre à chacun de s’engager sur le sujet qui vient d’être traité… Cette mission pourrait d’ailleurs être partiellement confiée à la communauté des téléspectateurs déjà engagés auprès de France TV. Une brique supplémentaire dans le paysage du « journalisme de solutions ».


EXPERIENCE #8
Restitution contradictoire collaborative

Imaginez que le temps alloué à un débat télé sur un sujet complexe et clivant (nécessairement survolé) puisse être démultiplié. Il suffirait de donner rendez-vous à la communauté des téléspectateurs sur une plateforme de streaming interactif comme Twitch pour alimenter un espace numérique dédié résumant et structurant les arguments et les contre-arguments échangés à l’antenne. Chaque téléspectateur y aurait ensuite accès, pour y réagir et les compléter. Un véritable « droit de suite » offert grâce à des outils numériques libres tels que Wikidébats.

On en parle ?

Activateur du débat public depuis 1998, j’ai testé avec succès une grande partie de ces innovations aux côtés de différents partenaires institutionnels et médiatiques.

Madame la présidente, je me tiens à votre disposition pour échanger sur ces perspectives dont j’ai la conviction qu’elles renforceraient la confiance des citoyens dans leur audiovisuel public et qu’elles aideraient France Télévisions à jouer pleinement son rôle d’animation du débat public.

Julien ROIRANT,
fondateur d’
AgoraLab
et membre de
Démocratie ouverte